Herr Seele ("Cowboy Henk") : « Dès le début de notre carrière, nous avons toujours pensé : "Art". »
24 février 2016
24 février 2016
Chaque album de Cowboy Henk est une petite révolution à part entière. Et chaque rencontre avec Herr Seele réserve son lot de surprises et de phrases chocs !
Dépasse-t-on le cadre de la bande dessinée avec cet album deCowboy Henk pour s’intéresser plus spécifiquement à l’art ?
Kamagurka et moi-même nous sommes toujours trouvés très à notre aise dans le domaine de l’art. Pour ma part, ma mère était une artiste professionnelle qui a étudié ici à Bruxelles dans les années 1950. C’était d’ailleurs assez rare à une époque où les femmes qui travaillaient était plutôt infirmières ou secrétaires. Elle était peintre et céramiste, et avait d’ailleurs remporté le grand prix des Écoles de Bruxelles. Elle a réalisé les meilleures peintures flamandes d’après-guerre réalisées par une femme ! C’est tout l’opposé de Kamagurka, dont la famille n’a rien d’artistique. Je trouve d’ailleurs cela très mystérieux lorsqu’on considère son immense talent ! Pas seulement du point de vue du scénario : c’est également un excellent dessinateur.
- Cowboy Henk T. 3 : L’Art actuel par Kamagurka et Herr Seele (Fremok)
Vous avez toujours été portés tous les deux par un esprit de recherche artistique... surréaliste et absurde ?
Dès le début de notre carrière, nous avons toujours pensé : « Art ». Au début, notre veine était plutôt dadaïste. Nous serons d’ailleurs impliqués dans l’année 2016 qui célèbre les cent ans de Dada. Pourtant, Dada est issu du mouvement du XIXe siècle : le symbolisme, avec des écrivains tels que Rimbaud ou Alfred Jarry qui représentent d’ailleurs plus l’absurde pur que le surréalisme. Dada provient donc de cette tradition littérair, et joue avec les lettres et les collages : c’était de l’anti-art, tandis que le surréalisme utilise les paysages, les portraits ou les natures mortes dans un nouvel amour de l’art. Avec Cowboy Henk, nous avons joué sur les deux tableaux. Parti sur l’anti-BD, nous avons créé un univers poétique dans lequel notre personnage se balade.
Votre personnage se laisse traverser par des pensées très différentes. Comment le caractériser ?
Cowboy Henk est presque devenu un existentialiste : il a des angoisses, à l’inverse du Dada, qui se rapproche d’un esprit plus punk. Notre personnage ne parvient pas vivre des aventures« à la Tintin » car, par exemple, comme moi, il va prendre un thé avant de se lancer dans l’action, et va se perdre dans des réflexions et des blagues sur le thé. Et l’aventure ne peut donc pas commencer, c’est un autiste !
Nous proposons une nouvelle vision de l’humour en bande dessinée, une orientation autistique. L’autisme représente la naïveté dont on a besoin notre société actuelle. Or, nous ne pouvons plus la retrouver chez nos enfants ultra-connectés. Je pense donc que Comboy Henk est un grand autiste, ce qui entraîne un humour qui n’est peut-être pas directement compréhensible. À rebours de notre société portée sur l’immédiateté et la vitesse, il faut investir du temps, prendre la patience de comprendre notre héros retardé. Alors on peut entrer dans un merveilleux univers d’humour. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il y ait un autre humour à réaliser aujourd’hui, que celui que nous développons dans Cowboy Henk.
Votre album regroupe des gags qui font la démonstration d’une certaine obsession de votre héros à vouloir faire de l’art, ou de le comprendre. Cela suit-il vos propres réflexions ?
L’album L’Art actuel regroupe différentes pages parues sous différents titres en Flandre, sur une période totale de 35 ans. Oui, dans l’un d’eux, notre personnage est devenu un cliché d’artiste, avec ses propres aventures. Mais en son temps, à la fin des années 1990, la revue flamande qui nous publiait nous a foutus dehors, en nous expliquant que notre vision était trop complexe pour leur public. Nous vivons maintenant une autre époque, plus apte à comprendre ce que nous voulions expliquer, entre autres sur l’art. C’est pourquoi ils se sont mis à nous republier.
On remarque néanmoins une grande régularité et une belle homogénéité dans votre propos.
Nous réalisons beaucoup d’expositions pour l’instant, et nous nous sommes rendus compte que très peu de nos œuvres sont datées. Elles ne vieillissent presque pas, mises à part les premières bandes réalisées pour un magazine flamand et qui devaient refléter l’actualité politique.
Normalement, l’humour vieillit mal : une fois que l’on connaît la blague, on ne voit plus d’intérêt à la relire. Étrangement, ce n’est pas le cas pour ce que nous avons réalisé. Notre niveau demeure d’ailleurs assez égal, comme nous avons pu nous en rendre compte lors de notre dernière session de travail à Ostende, où nous avons scénarisé neuf gags en deux heures. Nos sessions communes accouchent de plus de vulgarité, alors que Kama seul donne une vision plus poétique.
- Mai 2014 : quelques minutes après avoir réalisé un selfie avec Bart De Wever, président de la N-VA, parti séparatiste flamand, dans les locaux de la RTBF (télévision belge), Herr Seele (à g.) & Kamagurka (à dr.) demeurent perplexes, mais malicieux
- Photo : CL Detournay
Comment s’équilibre alors votre duo avec le temps ? Et votre relation à l’Art ?
Cowboy Henk est à l’origine de Kamagurka. Sans lui, je serais devenu artiste et certainement beaucoup plus avancé dans ma carrière. Je me suis placé sur une échelle plus modeste, mais appliqué dans la bande dessinée. C’est pour cela que nous avons pris le pouvoir en déclarant que la bande dessinée est « L’Art actuel », c’est-à-dire pas seulement de l’art appliqué, mais un art à part entière. Certes, nous le scandons également avec une part d’agression assumée, dans une période où l’Art contemporain est assez pauvre : il ne renouvelle pas depuis les avancées des années 1960 et 1970. Même si nous mangeons macrobiotiques, Kama et moi sommes d’ailleurs plus Rock ‘n Roll que bien des musiciens qui confondent inspiration et cocaïne.
- Le jeudi 17 mars à 10h15 Herr Seele participera au Salon du livre de Paris à une table ronde sur "Le 9e art et les autres arts"
Vos thématiques sont parfois assez osées, comme vos gags avec le berger allemand d’Adolf Hitler. Peut-on rire de tout ?
Ces gags sont assez récents, ils datent de deux mois. Mais non, on ne peut pas rire de tout. Le cynisme est « out », et la naïveté est « in ». Je crois par exemple à Hara-Kiri, notre grande école à laquelle nous avons été fiers de participer dans les années 1980, mais cette forme d’humour ne convient plus à notre époque. Nous avons changé, et chaque monde a besoin de son propre humour. Pour faire rire, il faut observer le monde qui nous entoure, et relativiser. La France doit donc arrêter de regarder uniquement les Français et penser mondialement. Il y a un renouveau actuel de la bande dessinée avec deux voies principales. D’un côté, le Graphic Novel, le roman graphique, qui ne donne selon moi pas de résultats révolutionnaires. De l’autre, les « BD artistiques »,dans un registre plus adulte, mais qui restent décalées. Littérature d’un côté, peinture de l’autre : l’art mineur doit être influencé par un art majeur !
- Chapeau M. Herr Seele !
- Photo : Charles-Louis Detournay
Propos recueillis par Charles-Louis Detournay
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